• Antonio Gramsci et les indifférents

    Je hais les indifférents

    Nous publions une réflexion d'Antonio Gramsci, un des fondateurs du Parti communiste italien. Militant, philosophe, emprisonné dans les geôles fascistes pendant plus de dix ans. Une réflexion d'une brûlante actualité. A méditer.

    Je hais les indifférents : pour moi, vivre, c’est prendre parti. Celui qui vit vraiment doit être à la fois citoyen et partisan. L’indifférence, c’est l’apathie, c’est le parasitisme, c’est la lâcheté. L’indifférence, ce ne peut pas être la vie. C’est pourquoi je hais les indifférents.

     L’indifférence, c’est le poids mort de l’histoire. L’indifférence plombe l’histoire. Elle oeuvre passivement, mais opère. C’est la fatalité : c’est ce sur quoi on ne peut compter ; c’est ce sur quoi les programmes capotent. L’indifférence ruine les plans les mieux construits, c’est cette laide matière qui étrangle l’intelligence. Elle est ce qui arrive — le mal qui s’abat sur tous — arrive sur nous parce que la masse des hommes abdique s’agissant de leur propre volonté et laisse promulguer les lois, que seule la révolte pourra abroger. L’indifférence laisse arriver au pouvoir les hommes que seules les rébellions pourront destituer par la suite. Entre l’assentiment et l’indifférence, il y a peu de différence : vous ne les surveillez pas en les laissant hors de contrôle, alors qu’ils déchirent la toile de la vie collective, et la masse l’ignore, parce qu’elle ne s’en préoccupe pas. Et alors, il semble que c’est la fatalité qui nous submerge tous et toutes ; et alors, il semble que toute l’histoire n’est autre qu’un énorme phénomène naturel, une éruption, un tremblement de terre duquel c’est nous qui sommes toujours les victimes : celui qui l’a voulu et celui qui ne l’a pas voulu ; celui qui savait et celui qui ne savait pas ; celui qui s’est rebellé et celui qui a été indifférent. Certains gémissent pieusement, d’autres blasphèment de manière ostentatoire, mais il n’y a personne ou peu qui se demandent : « si j’avais fait, moi aussi, mon devoir, si j’avais cherché à faire valoir ma volonté, est-ce que serait arrivé tout ce qui est arrivé ? »

       Je hais aussi les indifférents pour cela : parce que ça me fatigue d’entendre leurs gémissements d’éternels innocents. Je demande des comptes à chacun de ceux-là, pour savoir de quelle manière ils ont rempli ce devoir, que la vie leur a posé et leur pose quotidiennement ; pour savoir ce qu’ils ont fait et, surtout, ce qu’ils n’ont pas fait. Et alors, je sens que je pourrais être inexorable, de ne pas devoir jeter ma piété, de ne pas devoir déverser avec eux mes larmes.

       Je suis partisan, je vis, je sens déjà pulser dans les consciences de mes pairs l’activité de la cité future, que les miens sont en train de construire. Et en eux, les chaînes sociales ne pèsent plus que sur peu. Avec eux, de toutes les choses qui arrivent, aucune n’est due au hasard ou à la fatalité, mais tout est l’oeuvre intelligente des citoyens. Parmi eux, je sais qu’il n’y a eu personne qui ne se soit tenu à la fenêtre pour regarder celui qui se faisait sacrifier, sans qu’eux-mêmes ne se saignent. Je vis, je suis partisan. C’est pourquoi je hais celui qui ne prend pas part à l’action collective et je hais les indifférents.

    11 février 1917.

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